Cet article a été rédigé par Oxana Gouliaéva, experte en stratégie marketing pour la Tech et l’IT.
En septembre 2021 la maison Christie’s a vécu un moment historique. Elle a annoncé que ses ventes de NFT avaient dépassé 100 millions de dollars dans le monde et ce, moins d’un an après sa toute première vente en octobre 2020. Mais y a-t-il une nouveauté artistique derrière le côté sulfureux du juteux marché du crypto-art ? Oui, et vous serez très surpris.
Power100
Le magazine ArtReview vient de publier Power100, son rating annuel des 100 personnalités les plus influentes dans le monde de l’art contemporain. En 2021, le numéro un de la liste est une entité non-humaine : le NFT, token non-interchangeable.
Surprise ou pas ? Le NFT a bouleversé le marché de l’art et montré que l’art numérique peut aussi être très cher. En mars 2021, les NFT ont fait la une des journaux du monde entier lorsque la monumentale œuvre NFT « Everydays : The First 5000 Days » de Mike Winkelmann, alias Beeple, s’est vendue aux enchères chez Christie’s pour 69,3 millions de dollars, en devenant la troisième œuvre la plus chère d’un artiste vivant. En novembre 2021, pour 28,9 millions de dollars le même Beeple a vendu son œuvre « Man Alone », présentée comme une « sculpture vidéo cinétique ». Elle est composée de quatre écrans à définition 16K assemblés comme une boite dans laquelle on voit un astronaute en 3D marcher sur fond de paysages changeants. La particularité de l’œuvre est son évolutivité. Même vendue, la sculpture numérique reste à jamais soumise au contrôle de son créateur qui pourra ajouter et modifier des éléments pour surprendre le propriétaire, permettre aux gens de revenir régulièrement vers l’œuvre et lui trouver de nouvelles significations.
De la rareté des punks, des chats qui valent des millions et de nouvelles propriétés de l’art numérique
Pourtant l’art numérique a commencé avec les punks et les chats. Plus précisément, avec les projets « CryptoPunks » et « CryptoKitties » qui ont émergé en 2017. Au début il y avait Larva Labs, deux gars de Brooklyn qui ont généré 10 000 photos de punks et les ont symbolisées sur la blockchain Ethereum, puis les ont mises en vente publique. Au début la demande était faible, mais lorsqu’un article du New York Times a proclamé qu’il s’agissait peut-être de l’avenir de l’art, tous les punks se sont vendus en quelques minutes. Quand les gens ont commencé à les revendre, on s’est rendu compte que certains Punks étaient plus rares que d’autres. Par exemple, il n’y avait que huit Punks Aliens et leur prix est monté très rapidement, en atteignant 40 000 dollars (aujourd’hui, des millions).
Ensuite, il y a eu des « CryptoKitties », un projet similaire, mais qui permettait de croiser ces cryptochats, c’est-à-dire, de prendre un chat mâle et un chat femelle pour « créer » de nouveaux chatons. Il y a eu de nombreuses combinaisons uniques et les chatons les plus chers ont atteint des centaines de milliers de dollars. Au total, en plusieurs mois il s’en est vendu pour 20 millions de dollars.
Comment l’expliquer ? Avant la blockchain et les NFT, toute œuvre d’art numérique pouvait être copiée, et de ce fait, sa valeur n’était pas claire. C’est grâce à la blockchain que pour la première fois l’art digital, en fait, un fichier, est devenu véritablement unique. Désormais, en ayant devant soi deux fichiers numériques identiques, on peut distinguer la copie de l’original. Autrement dit, l’art numérique se dote dorénavant des caractéristiques propres à l’art physique, ce qui change beaucoup de choses. De plus, sont apparus des portefeuilles digitaux qui permettent de stocker des fonds en crypto-monnaies, mais aussi des œuvres d’art numériques.
Alcazar en NFT ou nouvelles communautés
Un autre changement que les NFT apportent dans l’art c’est la propriété collective des objets d’art, très dans l’air du temps avec la construction des communautés et l’économie de partage. Prenons l’exemple de « 89 secondes à l’Alcazar », l’œuvre vidéo de l’artiste new-yorkaise Eve Sussman. Inspirée des « Ménines » de Diego Velazquez, elle évoque Alcazar, l’ancienne résidence de la famille royale espagnole. Sa première version – d’une durée de 9 minutes et 44 secondes – a été créée en 2004. Aujourd’hui, elle connaît une nouvelle vie grâce à la technologie blockchain et un nouveau nom : « 89 secondes atomisées ».
Comment ? Au total, l’œuvre initiale a été produite en dix exemplaires qui font partie des collections du MoMA, du Whitney Museum, de Leeum en Corée et de collections privées, auxquels s’ajoutent deux exemplaires d’auteur. En 2019 un de ces exemplaires a servi de base pour les « 89 secondes atomisées ». Le champ visuel de la vidéo a été divisé en 2304 blocs de 400 pixels (20×20) appelés « atomes ». L’ensemble du système repose sur Ethereum, de sorte que chaque bloc représente un objet numérique unique proposé à la vente à 120 dollars, donc à potentiellement 2304 acheteurs.
Qu’y a-t-il de si spécial ? L’idée qu’en vendant chaque « atome » sur la blockchain on peut créer une communauté qui possédera collectivement cette œuvre d’art. Chaque « atome » de la vidéo étant une œuvre d’art en soi, leur propriétaire peut, bien sûr, le visionner séparément pour une « plongée abstraite dans l’image », mais devra collaborer avec d’autres propriétaires pour organiser une projection de la version complète. Pour montrer la vidéo entière pendant 24 heures, il faudra réserver une date et interagir avec les autres collectionneurs pour emprunter leurs tokens. L’œuvre exposée – ou plutôt, projetée – sera différente à chaque fois, car quelqu’un peut ne pas accepter de prêter son « atome », quelqu’un peut le perdre ou oublier le mot de passe de son portefeuille numérique, et l’œuvre recevra donc une nouvelle interprétation à chaque fois. Voyez ici une des possibles visualisations de cette œuvre.
Dans ce projet, les collectionneurs ont le contrôle de l’œuvre d’art, mais l’artiste conserve les droits d’auteur. Pour Sussman, ce qui est important, c’est la coopération des propriétaires selon les règles de l’artiste, et le fait que le tableau peut « mourir » avec le temps, car certaines pièces seront à jamais perdues. Selon Snark.art, la galerie qui a travaillé sur la numérisation de l’œuvre, cela devrait aussi faire grimper le prix des « atomes » restants.
Grâce aux technologies des œuvres authentiquement nouvelles prennent vie. La blockchain et le NFT n’ont pas vocation de se cantonner à seulement garantir la provenance ou la paternité des œuvres. Tout comme la naissance de la toile, des tubes de peinture et des appareils photo ont créé une rupture, les NFT peuvent signer le début d’un art d’un tout nouveau genre.
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