Depuis leur apparition fracassante dans des distributeurs automatiques jaunes jusqu’à leur réinvention en objet de haute technologie, les Snap Spectacles incarnent une quête obstinée. Entre ambition démesurée et recalibrations stratégiques, Snap redéfinit patiemment les frontières de la réalité augmentée. La sortie de la cinquième génération en septembre 2024 marque un point d’orgue dans cette épopée technologique.
Snap Spectacles 1 : chronique d’un rendez-vous manqué
L’aventure débute en 2014 par une acquisition stratégique : Snap, alors jeune entreprise en pleine expansion, rachète Vergence Labs. Cette startup spécialisée dans les lunettes intelligentes apporte une expertise précieuse à un secteur émergent. Deux années de développement aboutissent au lancement des premières Spectacles en 2016.
Le choix de distribution frappe par son originalité : point de magasins traditionnels. Mais des distributeurs automatiques temporaires disséminés stratégiquement dans de grandes villes américaines. Une approche théâtrale qui vise à susciter curiosité et engouement médiatique. Pari réussi.
Le lancement européen en juin 2017 reprend ce principe de rareté organisée, mais avec un ajustement notable : le prix fixé à 149,99 euros suscite l’étonnement. C’est un surcoût de près de 20 % par rapport au prix américain. Ce différentiel tarifaire crée de la déception et un premier sentiment de défiance chez les Européens.
Si les Snap Spectacles de première génération font le buzz comme attendu, les résultats commerciaux s’avèrent pourtant très décevants. A peine 150 000 paires de lunettes sont vendues en un an. Pire, les entrepôts croulent sous les invendus. En 2017, 40 millions de dollars sont ainsi allés rien qu’à l’écoulement des stocks.
Les raisons de l’échec
Plusieurs facteurs expliquent ce raté. D’abord, le retard dans le lancement des ventes en ligne empêche Snap de profiter des fêtes de fin d’année 2016. Une période pourtant cruciale aux États-Unis pour la commercialisation de produits électroniques.
Le positionnement marketing ambigu des lunettes est également en cause. À la fois accessoire de mode et gadget technologique, l’objet peine à trouver une cible claire. S’agit-il avant tout d’une paire de lunettes fashion ? Ou bien d’un dispositif d’enregistrement de vidéos ? Le flou freine l’adoption du grand public.
L’expérience utilisateur révèle aussi des limites. La synchronisation Bluetooth/Wi-Fi pour le transfert des vidéos sur smartphone s’avère capricieuse. Transferts interrompus, latence excessive, etc., autant de points de friction qui trahissent les promesses initiales.
Les conséquences ne tardent pas : des restructurations sont engagées au sein du laboratoire Snap Lab, accompagnées de licenciements ciblés. Cependant, ces mesures ne remettent pas en cause la place fondamentale du hardware dans la stratégie de Snap. Pour ses dirigeants, il est essentiel de poursuivre sur la voie des lunettes connectées.
Les évolutions techniques des Snap Spectacles
La genèse des Snap Spectacles 1 s’ancre dans une vision minimaliste : proposer au grand public des lunettes-caméra discrètes. Cette première génération mise sur l’instantanéité avec son unique bouton d’enregistrement et son objectif grand angle de 115 degrés. Les vidéos circulaires de 30 secondes cherchent à épouser la philosophie de l’éphémère de Snapchat.

La deuxième génération corrige modestement le tir avec une étanchéité améliorée et des couleurs plus vives, mais évite toute rupture technologique.
Avec la troisième génération des Spectacles, Snap opère un saut technologique en équipant ces lunettes de deux caméras haute définition permettant une capture stéréoscopique. Ce choix technique ambitieux s’accompagne d’un doublement du prix, qui passe à 380 dollars. En alignant le produit sur le segment premium, Snap cible désormais un public spécifique : les créateurs de contenu professionnels.
Le lancement des Snap Spectacles 4 marque un véritable saut en 2021. Pour la première fois, la réalité augmentée devient en effet tangible grâce à un double affichage par guide d’ondes. Une technologie qui permet de superposer des éléments numériques au champ de vision naturel. Le champ de vision de 26,3 degrés reste étriqué, mais ouvre des possibilités inédites. La reconnaissance spatiale s’appuie sur quatre microphones et une caméra frontale.
La cinquième génération, commercialisée en 2024, marque l’aboutissement de cette évolution. Le champ de vision passe à 46 degrés par œil, ce qui se rapproche de la vision périphérique humaine.
Créer un écosystème cohérent en prévision d’une expansion grand public
Au lieu de continuer à courtiser un grand public jugé encore frileux, Snap recentre sa stratégie sur les développeurs et les créatifs. Ce changement de cap s’accompagne d’un nouveau modèle économique : fini la vente unitaire classique pour les Spectacles cinquième génération. Place à un abonnement annuel contraignant de 1 200 dollars, l’équivalent de 100 dollars mensuels. Cela comprend des mises à niveau du matériel et un accès privilégié aux outils de développement.
Ce choix répond à une logique sectorielle : constituer un écosystème viable avant toute tentative de démocratisation. Le lancement parallèle de SnapOS, système d’exploitation propriétaire dédié à la réalité augmentée, marque une étape importante dans cette direction.
Le développement des applications pour les lunettes Snap Spectacles s’appuie quant à lui sur Lens Studio, plateforme enrichie régulièrement depuis 2017. Les créateurs peuvent désormais y importer des modèles 3D complexes, programmer des interactions gestuelles, ou même intégrer des flux de données temps réel.
Cette stratégie rappelle celle d’Apple avec ses premiers développeurs d’applications mobiles : en séduisant d’abord les créateurs de contenu, Snap espère créer un catalogue d’expériences de réalité augmentée convaincantes qui légitimeront ensuite une adoption grand public.
Les Snap Spectacles 5 : un bond en avant technologique
Les Spectacles 5 concentrent dix ans d’innovations dans un format encore imparfait mais prometteur. Les quatre micro-projecteurs LCoS, combinés à des guides d’ondes nanostructurés, projettent des images d’une netteté inédite. La latence de 13 ms, inférieure au seuil perceptible par l’œil humain, élimine enfin le malaise visuel souvent ressenti avec les dispositifs de réalité augmentée.

L’interface intuitive marque également une avancée majeure. Les capteurs infrarouges, capables de tracer les mouvements des mains avec une précision millimétrique, permettent des interactions tactiles virtuelles d’une grande finesse. Un simple claquement de doigts fait apparaître un menu contextuel, tandis qu’un geste de pincement ajuste le volume. Ces fonctionnalités rendent l’utilisation des lunettes fluide et intuitive.
L’autonomie, bien que limitée à 45 minutes en mode intensif, s’avère suffisante pour des sessions professionnelles ciblées. Le poids de 226 grammes, réparti astucieusement autour des branches renforcées, reste acceptable pour un usage ponctuel.
Ces avancées permettent d’envisager de nouvelles applications : des chirurgiens accédant à des imageries médicales en surimpression, par exemple. Ou encore, des architectes qui soient en mesure de modifier des maquettes 3D à mains nues.
Les défis à surmonter pour une adoption grand public
Malgré ces progrès, plusieurs écueils entravent encore l’adoption en masse des Snap Spectacles 5. Le design, premier contact avec l’utilisateur, pêche par son encombrement. Snap reconnaît la nécessité d’une miniaturisation accrue.
L’autonomie énergétique constitue un autre point noir. Les 45 minutes d’usage intensif obligent à des recharges fréquentes, ce qui limite les scénarios d’utilisation prolongée.
Le modèle économique suscite par ailleurs des interrogations. L’abonnement annuel de 1200 dollars place les Snap Spectacles 5 dans le haut de gamme professionnel, excluant de fait les particuliers. Rien n’empêche ceux-ci d’aller vers la concurrence.
Enfin, le paradoxe de l’écosystème se fait sentir : sans base d’utilisateurs importante, les développeurs hésitent à investir temps et ressources dans des applications complexes.
Les lunettes connectées, demain indispensable ?
Evan Spiegel, le PDG de Snap, n’a jamais caché sa conviction : les lunettes connectées représenteront un marché aussi important que les smartphones d’ici 2030, selon lui. Cette « prophétie » guide une stratégie d’investissement patiente, où chaque échec commercial est analysé comme une étape nécessaire.
La réalité augmentée constitue le pilier central de cette vision. Le succès des filtres Snapchat, utilisés quotidiennement par des centaines de millions d’utilisateurs, révèle l’appétence du public pour des superpositions graphiques intégrées aux photos ou aux vidéos. En cherchant à remplacer l’écran par l’environnement réel, les lunettes Spectacles incarnent cette philosophie.
Parallèlement, Snap entreprend un recentrage stratégique sur les développeurs. Une démarche qui s’inscrit dans le long terme. En maîtrisant à la fois le matériel (Spectacles), le logiciel (SnapOS) et la plateforme de création (Lens Studio), Snap aspire à reproduire le modèle qui a propulsé Apple au sommet de l’industrie technologique.
Le positionnement de Snap face à la concurrence
Dans l’arène compétitive des wearables de réalité augmentée, Snap adopte une stratégie de différenciation claire et assumée. Alors que les Ray-Ban Meta se concentrent sur la capture de contenu pour les réseaux sociaux, les Spectacles de Snap misent sur l’interactivité et une intégration subtile du numérique dans le quotidien.
Face au Vision Pro d’Apple, qui privilégie une immersion totale, Snap choisit une approche plus discrète. Les Snap Spectacles doivent permettre de superposer des informations utiles sans isoler l’utilisateur de son environnement.
Cette orientation repose sur une conviction forte : le futur des wearables ne résidera ni dans les casques encombrants, ni dans les simples lunettes-caméras. Mais dans des hybrides intelligents, à la fois légers et fonctionnels. Les quatre caméras des Snap Spectacles 5 illustrent parfaitement cette philosophie.
Contrairement à Meta, qui mise sur l’ouverture et la compatibilité avec d’autres plateformes, Snap mise sur un écosystème fermé. L’objectif : garantir une optimisation maximale entre le matériel et le logiciel.
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