Apple : la culture de l’autodafé

Dans le paysage des technologies grand public, et surtout après le tournant de la mobilité numérique, un géant a pris sur de nombreux secteurs une place enviable et enviée : . Avec une part de marché au beau fixe et croissante dans les pays en développement, la société de feu Jobs est devenue en quelques années le nouveau vecteur d’une culture virtuelle qu’elle oriente et dirige d’une poigne de fer. Avec déjà pas mal de victimes au compteur.

« Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! » écrivait Charles Baudelaire à propos de – et nous, piètres poètes, ne saurions le contredire. Mais si le géant à la volonté de contrôle total du monde, virtuel et réel, reste le plus fourbe et le plus dangereux de tous, ce n’est pas pour autant que l’herbe numérique est plus verte ailleurs. D’ailleurs, les concurrents, la plupart du temps, font bien moins dans la subtilité.

Si la partie visible du terrible iceberg nommé Google est la publicité, on pourrait dire que son équivalent chez Apple est l’élitisme décérébré. Beaucoup de clients choisissent la Pomme pour ses qualités presque indiscutables, beaucoup d’autres la choisissent pour l’image qu’elle véhicule. Alors quoi, écrire encore plus de paragraphes sur la normalisation de la société, sur les sectes technologiques, sur la superficialité ostentatoire de l’objet comme signe de richesse empli de fatuité ? Non, il suffirait d’un épisode de Futurama pour cerner magistralement et avec humour tous ces problèmes bien mieux que notre clavier pourrait y prétendre. Il s’agit pour l’heure de comprendre comment les produits Apple sont devenus des vecteurs culturels et quels dangers bien réels cela représente pour la culture elle-même.

« Apple a, pour ainsi dire, inventé la maladie de la culture. »

L’iPad : l’université, la bibliothèque, le musée

En démocratisant l’utilisation de la tablette tactile avec son iPad, Apple a joué un très grand coup dans la case « culture ». Le grand écran de l’appareil, sa réactivité et des dizaines d’applications bien pensées en ont fait un outil de choix pour de grandes universités américaines et pour un grand nombre d’étudiants partout dans le monde. En plus de cela, le produit est l’un des moins chers de la gamme que propose le constructeur tout en offrant un usage avancé et complet : idéal pour faire entrer des utilisateurs potentiels moins fortunés dans le bal de la consommation d’applications et de biens virtuels.

D’ailleurs, ce sont bien ces applications qui ont légitimé petit à petit l’iPad comme un réceptacle de culture, des généralités aux domaines très spécialisés. Prenez par exemple Kingdom of Plants, application de botanique présentée par le grand David Attenborough dans laquelle vous pourrez retrouver toutes les connaissances actuelles sur les plantes et leur évolution, pour comprendre comment la tablette tactile peut devenir un medium d’une culture autrefois réservée à une élite érudite. Et les exemples sont nombreux ! Le Rêve de Van Gogh, étude à la fois picturale et biographique, NHM Evolution, répertoire quasi-exhaustif du vivant et des fossiles, catalogues d’expositions, musées nationaux, livres, manuels scolaires, revues… l’iPad est un outil moderne qui aurait sûrement fasciné nos penseurs pionniers dans la mise à disposition d’un savoir universel.

Avec iTunes U et le nouvel iBooks, Apple a même franchi la porte des universités américaines : professeurs et étudiants se connectent sur des modules qui regroupent les cours sous la forme de podcast. Les manuels scolaires que doivent acheter les étudiants américains jusqu’à 200 dollars l’exemplaire sont garantis par Apple, ayant passé des accords avec les éditeurs, à moins de 15 dollars. Les personnes non inscrites dans une université partenaire peuvent profiter du contenu gratuit disponible sur la plate-forme : conférences, séminaires, leçons… bref, de la vulgarisation à la pensée spécialisée, en passant par les collections, mêmes inaccessibles au public, des plus prestigieux musées du monde : tout est sur iPad et il est très rare aujourd’hui qu’un domaine soit mis en défaut. L’hégémonie de fait permet déjà d’entrevoir le problème, au-delà même du coût des objets et du côté fermé de la plateforme…

En tentant de cerner les dérives sournoises du capitalisme, le philosophe Slavoj Žižek a conceptualisé l’un des symptômes du consumérisme moderne dans ce qu’il nomme la maladie de la charité. Sans entrer dans des détails qui nous amèneraient trop loin du sujet, on peut dire que cette maladie est celle qui permet au consommateur de racheter son âme au moment de l’achat quand la société qui vend un produit affirme redistribuer une partie de la somme à une association caritative. Pour Žižek, cela permet en somme d’inclure tous les maux de la société – pauvreté, famine, mal logement, pollution, déforestation – dans le prix de vente d’un produit et ainsi de débarrasser l’acheteur du poids de son privilège. Apple a, pour ainsi dire, inventé la maladie de la culture.

Dans sa communication et dans ses réclames, la firme n’hésite pas à montrer tout ce que nous venons de décrire : tour à tour, l’iPad est un magazine, un manuel de musique, un livre, un logiciel de composition ou de dessin. En achetant l’objet, on se persuade très vite qu’il ne deviendra pas qu’un appareil pour consulter la météo dans le lit ou jouer à Angry Birds. D’ailleurs, cela peut-être le cas, gardons-nous d’encenser les stéréotypes : comme tout outil, son usage dépend beaucoup de la main qui l’utilise. Reste que petit à petit, l’objet est devenu une référence, aussi bien pour les clients que pour les auteurs, éditeurs et professeurs qui choisissent de soumettre leur patrimoine intellectuel et leurs créations à ce géant pommesque qui avait échappé à Cézanne. Cet écosystème culturel qui gravite autour d’Apple donne une légitimité à la firme comme distributeur de cette culture et ce, quoi qu’on puisse penser par ailleurs de son image. Et avec cette légitimité vient des devoirs, ce qu’Apple a trop longtemps oublié.

Le libraire et le censeur

Car voilà, même si nous ne sommes pas dupes à propos de l’existence d’un marché de la culture répondant aux règles les plus primordiales d’une économie de marché, celui qui se fait distributeur de bien culturel est, normalement, du côté de la diffusion et de la démocratisation du savoir. Le libraire vend et conseille, le bibliothécaire met à disposition, l’imprimeur crée, l’éditeur promeut, le gérant de cinéma diffuse, le conservateur de musée expose : même si nous faisions dans le pessimisme le plus extrême et que nous admettions que tous ne répondent qu’aux intérêts de leur business respectif, il resterait une part d’idéal – un partage de l’art, de la connaissance et du savoir.

Bien au contraire, dans l’histoire des sociétés, que l’on pense à la Chine maoïste, à l’Allemagne nazie, à l’Espagne franquiste ou aux chapelles fulminant leurs anathèmes contre telle ou telle œuvre, c’est toujours le parti qui avait peur de la culture qui a allumé les torches des autodafés. Le censeur est toujours celui qui se tient du côté du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux : l’acte de censure lui-même est une tentative d’auto-conservation parfois pathétique – en témoigne notre DCRI locale et son récent esclandre avec Wikipédia. Celui au contraire qui ne doit pas être du côté de la censure, c’est le distributeur. D’une part, il n’a rien, économiquement, à y gagner, d’autre part, l’idéal de diffusion du savoir et de l’art qu’il met en avant ne devrait pas être subordonné à d’autres facteurs – il est sa propre fin.

Et pourtant, Apple, qui tente d’un côté de conserver cette légitimité culturelle d’un genre nouveau, a déjà, à de nombreuses reprises, fait usage de la censure. Et quelle censure ! Elle pourrait presque figurer comme un cas clinique de la schizophrénie des États-Unis, eux qui encensent dès qu’ils le peuvent le fameux Premier Amendement, garant de la liberté de religion, de presse, de parole, de pétition et de réunion populaire et qui n’hésitent pas à aller à contre courant au nom d’une morale puritaine – bigote, dirions-nous sans hésiter. Le premier fait d’armes remonte d’ailleurs à quelques années, quand un magazine allemand, Stern, avait osé intégrer dans une de leurs éditions un reportage photo érotique – notez bien que ce genre de sujet n’était qu’un cas isolé. Qu’importe, le couperet est tombé, l’application a été retirée par Apple sans sommation.

Ce sont encore des Allemands qui ont subi l’ire puritaine d’Apple presque au même moment : Bild, quotidien à très grand tirage, avait proposé une application Bild Girl de fort mauvais goût au demeurant, où l’on voyait une jeune femme se déshabiller à mesure que l’utilisateur secouait, non son membre viril, mais son smartphone. Au lieu de cibler cette application, le géant avait demandé au quotidien de supprimer également des pages de son magazine virtuel toute nudité et référence à la dite application, sans quoi le couperet tomberait encore. Bien entendu, en 2010, cela étonnait le monde entier, car ces guillotines arbitraires n’étaient justifiées par aucun des points de l’accord qui associait les publications à Apple : c’était tout bonnement la décision totalitaire d’un censeur mal avisé.

« Pour Apple, un jeu ne doit pas éduquer, rendre le joueur meilleur et plus averti. Tant pis, il nous reste le massacre idiot de cochons. »

Il y a quelques semaines, Apple confirmait une facette méconnue de son épuration culturelle en s’attaquant à ce que l’on appelle dans le jargon un serious game. Ces « jeux sérieux » sont des titres qui, en plus d’un aspect ludique, espèrent amener le joueur à réfléchir sur ses actes, à soutenir une cause humanitaire ou à prendre conscience de la dure réalité du monde. Sweatshop HD vous mettait dans la peau d’un industriel du textile : vous deviez alors, sous la forme d’un jeu de Tower Defense, faire en sorte que votre chaîne de production soit rentable. Pour ce faire, le jeu vous proposait d’employer des mineurs, de sous-payer vos ouailles ou encore, de bloquer les issues de secours avec vos gros bras pour éviter que les employés quittent leur poste en cas d’incident dans l’usine.

Apple n’a pas du tout apprécié cela et n’a vraisemblablement pas compris le caractère cathartique des actions du joueur : pour le géant, c’était un jeu parfaitement immoral. L’éditeur a cédé aux appels du premier degré et a écrit un message en préambule de chaque partie, stipulant qu’il s’agissait bien entendu d’un travail de réflexion sur l’industrie du textile et qu’il ne tenait qu’aux joueurs de bien traiter leurs employés – en abandonnant bien entendu la volonté de faire péter les high-scores, ou, dans le monde réel, de mettre en danger la vie d’un homme pour plus de rentabilité. Non, c’est non : le jeu a tout de même été définitivement supprimé, car pour Apple, un jeu ne doit pas éduquer, rendre le joueur meilleur et plus averti. Tant pis, il nous reste le massacre idiot de cochons.

Le cas le plus récent n’a que quelques jours et a touché cette fois un Français, l’éditeur numérique Izneo. Référence dans la publication de bandes-dessinées virtuelles, Izneo a vécu un cas similaire de censure arbitraire – même si Apple, grand seigneur, a eu l’obligeance, cette fois, de prévenir avant de retirer l’application de son marché. Izneo l’a confirmé à la presse : la menace était très pressante et les censeurs n’ont même pas pris le temps de désigner les titres précis qui devaient être retirés – ils étaient accusés de promotion de la pornographie et il fallait qu’ils se repentent. Izneo n’a eu que 30 heures pour s’exécuter et supprimer les titres, sans quoi l’application serait tout simplement effacée du marché.

Ce sont 2800 ouvrages qui ont été retirés dans un premier temps de la vente : bien entendu, toute la collection érotique que proposait Izneo, mais aussi de grands classiques de la bande-dessinée franco-belge (ces pervers !), comme XIIILargo Winch ou Blake et Mortimer. Il s’agissait pour Izneo de ratisser large pour éviter de froisser le géant – la librairie numérique est alors passée de 4000 à 1200 titres en une soirée. Et puis le travail de fourmi à commencé : il fallait alors parcourir chaque BD à la recherche du sein que l’Américain ne saurait voir. Au terme de cette inspection minutieuse, Izneo a pu retrouver 2500 titres dans son catalogue : le bilan des brûlés au napalm de cet autodafé numérique reste colossal.

Capital contre l’idéal

Mais voilà, le pire est peut-être à venir : nous avions interrogé Izneo pour connaître une version détaillée des faits et si notre source était prête à nous communiquer des détails, sa hiérarchie a donné l’ordre de faire le silence sur l’affaire. Plus aucune information supplémentaire ne devait être donnée aux journalistes : Apple n’a apparemment pas été content de la mauvaise publicité engendrée par l’affaire et l’a fait savoir à la société d’édition. Et si l’éditeur a une nouvelle fois accepté les réprimandes, c’est bien la preuve que la maladie de la culture est devenue pandémie : celui qui diffuse préfère être censuré en silence sur certains titres qu’élever la voix au risque de tout perdre. Le revenu d’Izneo va baisser sans ces 1500 ouvrages, mais cela serait encore pire, de leur point de vue, d’être dans la liste noire d’Apple.

« Dès lors, la remise en cause n’est même pas envisagée chez le puissant Apple : entre dans le rang du puritanisme ou crève, camarade. »

Voilà le drame de la prison dorée qui se joue devant nos yeux : une société américaine à l’idéologie discutable a gagné suffisamment de légitimité auprès des acteurs du marché de la culture, clients comme créateurs et fournisseurs pour s’octroyer les pleins droits sur la diffusion. La perte financière qu’engendrerait une rébellion d’un protagoniste est un trop gros poids dans la balance et défendre un idéal n’est plus à l’ordre du jour. Dès lors, la remise en cause n’est même pas envisagée chez le puissant Apple : entre dans le rang du puritanisme ou crève, camarade. La machine, désormais bien huilée et bien fournie, en quantité comme en qualité – en attestent nos premiers paragraphes – ne semble plus avoir de souci à se faire : aucune de ces histoires, après tout, n’a mis un terme à cette censure absurde – tout au mieux devient-elle un épiphénomène, un buzz comme disent les gens de la comm’, qui ressurgit tous les mois.

Tout cela montre enfin, sans attiser les luttes partisanes entre telle secte numérique et telle autre, que la redéfinition de l’accès à la culture, qui n’en n’est qu’à ses balbutiements, échappe déjà à son propre idéal. Apple, ou Google sont autant de firmes qui, en l’absence d’une résistance des acteurs de la culture, s’en donnent à cœur joie pour légiférer selon leur bonne ou mauvaise conscience et s’en mettre plein les poches au passage. Et la résistance que l’on voit surgir ici et là est toujours l’affaire plaintive et pathétique de vieux briscards du milieu refusant égoïstement de voir leur business se modifier plutôt que d’être eux-mêmes les acteurs d’un changement. C’est pourtant un mouvement collectif, constructif et intransigeant, porté par ceux qui se réclament de l’idéal, qui permettra d’accompagner la culture du réel au virtuel.

« La légitimité d’Apple est entre les mains de ceux qui courbent l’échine alors qu’ils devraient résister. »

À l’image de la presse qui a longtemps refusé sa numérisation, il sera bientôt possible pour les grands constructeurs de technologie grand public d’avoir une mainmise totale et inconditionnelle sur la création : en d’autres termes, cette transition se fera avec les acteurs de la culture ou sans eux – et pour le bien de tous, il y aurait tout intérêt à ce qu’ils combattent ces décisions dans le même régiment. Rappelez-vous toujours qu’un Apple sans contenu n’est qu’une façade qui ne vendrait que de beaux objets : leur légitimité est entre les mains de ceux qui, aujourd’hui encore, courbent l’échine alors qu’ils devraient résister, unis.

Source : https://42mag.fr/

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