Nous avons questionné Gilles Babinet sur l’avenir proche du Big Data en France et en Europe. Il espère voir l’émergence d’un écosystème européen.
Le Big Data a su s’imposer rapidement comme un ensemble technologique incontournable pour les entreprises. Si rapidement que certains acteurs comme les entreprises françaises, les politiques et les législateurs essayent de rattraper tant bien que mal de rattraper leur retard.
Gilles Babinet, serial entrepreneur, fondateur de la société Captain Dash spécialisée dans l’analyse du Big Data est aussi auteur de trois livres dont “Big Data, penser l’homme et le monde autrement”. Digital Champion de la France auprès de la Commission européenne, Gilles Babinet a répondu à nos questions concernant les évolutions de la régulation qui affecteront très prochainement les entreprises oeuvrant en Europe, l’attitude des sociétés françaises face à ce tournant technologique et les conseils adressés aux autorités.
Gilles Babinet, vous êtes Digital Champion de la France à la Commission européenne. Avez-vous été sollicité à propos du GDPR et comment ?
Gilles Babinet : Je n’ai pas directement participé aux décisions concernant le GDPR. En revanche, on m’a sollicité à de nombreuses reprises. Il y a eu beaucoup de discussions dans des formes assez différentes. Il y a avait des discussions avec de gros industriels, des acteurs de la donnée notamment des opérateurs télécoms. Moi j’ai participé à des tables rondes sur ces sujets et il s’est avéré que les opérateurs avaient des craintes paradoxalement supérieures à celle des GAFA. Il y a eu des séminaires qui ont été menés par de gros Think tanks comme Digital Europe et enfin des relations directes avec les parlementaires sur ces différents sujets. Il y avait des points très différents, certains concernaient des acteurs américains pour savoir comment on pouvait introduire du “fairness” dans leurs comportements. Et puis il y a des points qui concernaient les enjeux de liberté individuelle : comment accorder des libertés individuelles sans pour autant restreindre toute possibilité d’innovation de la part des startups.
Tout un secteur du conseil s’est monté autour du GDPR tout comme une appropriation marketing de la réglementation européenne par certaines entreprises. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Gilles Babinet : Il y a à boire et à manger. Moi quand je vois des boîtes qui mettent GDPR Ready sur leur logiciel, je trouve ça un peu exagéré parce que le GDPR, c’est très systémique. C’est-à-dire que ce n’est pas quelque chose d’isolé dans une entreprise, cela concerne également les sous-traitants, vous devez déposer des intentions et être capable de décrire la façon de votre donnée est structurée, la manière dont la gouvernance est organisée, etc.
Quand je vois des entreprises qui fabriquent des logiciels de compatibilité GDPR en s’inspirant tout simplement de la documentation présente sur le site de la CNIL et qu’ils font de l’argent avec ça, je trouve qu’il y a un peu d’abus également.
Certaines entreprises se plaignent de ne pas avoir de méthodologie pour appliquer le GDPR. Manque-t-il des éléments, des outils pour faciliter l’application du règlement ?
Gilles Babinet : Vous avez les lignes directrices du GDPR directement affiché sur le site de la CNIL et je trouve que cette documentation est bien faite. Ensuite, les problèmes sont très différents suivant si vous êtes dirigeant d’une PME ou si vous êtes une grande entreprise. C’est pour cela qu’il est difficile de faire des outils génériques, car les applications ne sont pas les mêmes. Alors c’est vrai que sur le site de la CNIL, si vous n’êtes pas juriste, vous n’irez nulle part, mais je ne vois pas très bien ce que l’on aurait pu faire d’autre, à part, peut-être, un tutoriel pour les PME.
La servicification est en pleine croissance. Gilles Babinet, comment analysez-vous ce phénomène ?
Gilles Babinet : On pourrait dire plateformisation, ce serait la même chose. Ce que je vois c’est que les entreprises françaises avancent difficilement sur ses sujets et qu’elles ont du mal à réorganiser leur chaîne de valeur autour de ce type de phénomène. Les entreprises américaines sont en plus en avance sur la façon d’aborder cela. Je crois qu’il y a moins d’expertise en France qu’aux États-Unis concernant les logiques de plateformisation, les relations asymétriques. Maintenant, il y a une évolution forte qui provient davantage d’acteurs isolés qui arrivent à faire des choses intéressantes, souvent des acteurs issus du monde des startups. La vraie question c’est de savoir si cette évolution va se faire en douceur ou avec des cassures et dans ce deuxième cas, il y a des acteurs qui vont vraiment se faire désintermédier.
AWS a revu sa tarification dans l’IoT parce qu’il y a de nouveaux usages de la part des entreprises comment peut-on anticiper l’avènement de ces derniers ?
Gilles Babinet : Je ne pense que l’on puisse anticiper des nouveaux usages. Il faut accepter d’avoir un système ex post (une locution latine signifiant après les faits NDLR), c’est-à-dire de laisser des expérimentations se faire à petite échelle qu’elles ne soient pas forcément régulées et puis reprendre la main dessus pour faire des choses plus pertinentes au fur et à mesure.
Selon vous Gilles Babinet, quel est l’avenir du Big Data ?
Gilles Babinet : Le Big Data est devenu une infrastructure. Je crois que techniquement, c’est ce qu’il s’est passé : auparavant on allait directement chercher dans les données pour faire de la data science. Aujourd’hui c’est de plus en plus une infrastructure avec des lacs de données et des API sur lesquels on vient se connecter et c’est ça la révolution qu’il faut soutenir. Cette révolution, il faut comprendre qu’elle structure tous les systèmes d’information.
Les systèmes de traitement de données qui s’y greffent sont devenus très performants, je pense particulièrement au Deep Learning qui a changé beaucoup de choses, c’est-à-dire que ce n’est plus vous qui faites la recherche, mais elle est réalisée par des réseaux de neurones qui sont supervisés ou pas, ou par le biais du machine learning. C’est une évolution très importante parce qu’elle permet d’accélérer de façon considérable le fonctionnement de ces dispositifs.
Quels sont les freins qui limitent la croissance du Big Data ?
Gilles Babinet : Pour l’instant, vous avez des freins qui sont : la limite du système comme la puissance des réseaux de neurones par exemple ou de l’intelligence artificielle au sens large. Vous avez des freins dans les usages : on ne sait pas encore très bien comment intégrer des environnements multisystèmes avec de l’AI présente dans votre smartphone, mais ça progresse très vite d’une façon générale. Cela crée de nouveaux points de domination, notamment au niveau des constructeurs de smartphones. C’est un élément important pour comprendre l’organisation de la valeur de demain.
Quand vous vous rendez compte que les fabricants de smartphones sont à un point privilégié pour voir passer les données, vous vous dites comment faire en Europe où il n’y a plus de fabricants de téléphones et où on n’a pas de plateforme pour reprendre la main sur la donnée. C’est un vrai sujet.
Quels seraient les moyens de reprendre la main sur les données en Europe ?
Gilles Babinet : C’est par un ensemble de facteurs dont certains peuvent relever de la réglementation, mais c’est surtout le fait d’avoir ce que j’appelle un facteur écosystémique : le fait d’avoir de la réglementation, mais aussi des initiatives structurelles. C’est un peu ce que cherche à faire Cédric Villani (Mathématicien analyste, député LREM de l’Essonne NDLR) : il essaye de comprendre quel est l’ensemble de facteurs qui permettent de créer un écosystème puissant autour de la Data.
Vous avez beaucoup de composantes à prendre en compte : il faut que des gens sachent se servir des API qui sont potentiellement connectées à des systèmes d’intelligence artificielle, il faut avoir les systèmes pour comprendre l’IA, il faut avoir des fonds pour cela, il faut avoir un système éducatif qui s’adapte à cette problématique, il faut que des PME et des grands groupes s’intéressent à ce sujet, etc. Ce sont des facteurs qui sont de nature à faciliter l’émergence de cet écosystème.
Le fonds de 10 milliards d’euros alloué aux entreprises pour leur transformation numérique voulu par le président Emmanuel Macron et le ministre de l’Économie Bruno Le Maire fait-il partie des solutions envisageables ?
Gilles Babinet : Le fonds est très “hypothétique”, mais oui c’est potentiellement ce type d’initiative qu’il faut mettre en place. Cependant, j’insiste sur l’importance de l’aspect écosystémique. Ce n’est pas du tout une initiative ou un fonds qui va résoudre ce problème. La solution consiste à adopter une approche d’ensemble. On voit que cela a fonctionné aux États-Unis et ce qui fonctionnera ici.
Quelles sont les décisions les plus pertinentes à prendre à l’échelle d’un pays ? Au l’échelle européenne ?
Gilles Babinet : Ce qui doit essayer de se faire à l’échelle européenne, c’est d’harmoniser les accès à la donnée en faisant en sorte que les API communiquent entre elles dans des domaines tout simples par exemple la facturation ou encore l’identité numérique. Si on peut adopter une approche européenne, c’est mieux pour le citoyen, c’est mieux pour tout le monde et cela crée de la donnée. À l’échelle nationale, avoir des incubateurs qui traitent le sujet, avoir des réunions, confronter les gens, etc. C’est aussi nécessaire.
Moi, ce que je souhaite, c’est qu’il y ait une prise de conscience à l’échelle européenne et que l’on investisse des centaines de milliards, je dis bien des centaines de milliards européens dans l’écosystème, dans des fonds d’investissement, dans des innovations de rupture et dans de la formation universitaire. Ce sont des choix qu’il va falloir faire de toute façon. Il y a des initiatives qui doivent être prises à l’échelle régionale, d’autres à l’échelle nationale et d’autres à l’échelle européenne pour que l’écosystème de la donnée puisse voir le jour.
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